Quand la Grande Guerre perd ses derniers acteurs

Par Les Amis de Vézelay • 13 déc, 2008 • Catégorie: Bulletin n°65, Histoire

Une pluie de livres sortent en librairie, au moment où ont disparu les derniers combattants de la Grande Guerre et 90 ans après l’Armistice. Quatre années de conflit, sur lesquelles le regard des historiens ne cesse d’évoluer

Le Président Nicolas Sarkozy à l’ossuaire de Douaumont, comme les maires des 36 000 communes de France auront donc sacrifié au grand rituel du 11 novembre. Un sérieux, une solennité en phase avec la fin d’une guerre où sont morts des centaines de milliers d’hommes, jeunes le plus souvent, sève d’une nation. Même si les fidèles de cette grand-messe nationale se font plus rares ; même si les élèves des écoles ne sont plus là pour scander les répons prévus par la liturgie laïque, on continue imperturbablement de rappeler la mémoire d’un conflit d’une violence inouïe, amplifiée par les progrès fulgurants de la technologie. Comme le dit, dans une de ses lettres, le soldat Marcel Papillon, de Vézelay : «Dans cette guerre, la technique a rendu les hommes pires que des anthropophages.»

Le 11 novembre, on l’oublie parfois, est aussi la célébration d’un événement qui scelle la reconnaissance, à droite comme à gauche, de la République.

Rien de nouveau en apparence. Et pourtant : pour la première fois depuis 1918, il ne reste plus aucun témoin vivant de cette vaste boucherie. Les deux derniers poilus, Louis de Cazenave et Lazare Ponticelli, ont disparu le printemps dernier, après avoir refusé avec véhémence les obsèques nationales décidées par Jacques Chirac et tout transfert au Panthéon. La Grande Guerre, avec tous ses acteurs, entre définitivement dans l’Histoire. En soi, le refus de ces deux centenaires est un signe : « Je ne vois pas pourquoi j’aurais droit à de tels honneurs alors que les camarades qui sont restés là-bas n’ont même pas droit à une croix en bois », proteste Cazenave. Ponticelli ne parle pas autrement. Par là, ces derniers rescapés font passer leurs désirs personnels avant la geste nationale.

Dans le même temps, les rayons des librairies se chargent de livres de plus en plus nombreux sur la Grande Guerre. Une cinquantaine cette année. Comme si la curiosité des historiens rencontrait celle d’un public nostal-gique d’une France forte, d’une France qui gagne, celle de 1918, pas celle de la débâcle de 1940. Un public fasciné, comme les chercheurs, par un mystère : comment ces millions d’hommes ont-ils tenu au front, pendant quatre, voire cinq ans, dans la boue, les poux, le froid, l’eau jusqu’aux genoux, la faim même et le pilonnage des canons et de la mitraille ?

«On le doit au consentement des soldats et au fort sentiment national et patriotique», répondent invariablement certains historiens – Jean- Jacques Becker, Annette Becker et Stéphane Audouin-Rouzeau – regroupés autour de l’Historial de Péronne, qui parlent ici de « culture de guerre ». «À bien d’autres raisons, aléatoires », répondent, depuis quelques années, d’autres chercheurs (Frédéric Rousseau, Rémy Cazals, Nicolas Offenstadt). Ceux-ci refusent de confondre obéissance aux ordres et consentement, et se sont plus particulièrement intéressés aux lettres et témoignages de soldats de grades inférieurs, longtemps dédaignés des spécialistes. Pendant des décennies, en effet, les historiens ont considéré que ces textes, écrits dans les tranchées, ne reflétaient pas une vision suffisamment globale des combats et de la guerre.

Livre emblématique de cette nouvelle approche : les Carnets du tonnelier Barthas, parus en 1978 et que Mitterrand admirait tant. Ou l’émouvante correspondance de la famille Papillon, de Vézelay – Si je reviens comme je l’espère (Grasset 2003 et Perrin 2005). On ne peut manquer d’être frappé que, dans ces écrits, les « poilus » ne parlent pour ainsi dire jamais de « patrie » ou de « devoir ». Ils font leur « métier » disent-ils, et s’identifient parfois même à l’ennemi, avec lequel certains ont fraternisé. Ils tiennent par l’encadrement militaire, mais aussi grâce à leurs liens avec leurs familles, avec lesquelles ils ne cessent de correspondre et rêvent de la vie au pays. Grâce à leurs moments de détente à l’arrière des lignes, ils peuvent écrire, aller à la maraude, poser des collets pour améliorer l’ordinaire, cueillir des fleurs… quand ils ne s’occupent pas à peindre et dessiner (comme le jeune architecte Germain Debré) ou à confectionner des bijoux avec le métal des obus allemands. Essentiels enfin, leurs petits groupes de copains, avec lesquels ils se tiennent les coudes. Souhaité successivement par Lionel Jospin en 1997 et Nicolas Sarkozy le 11 novembre dernier, le retour des mutins de 1917 dans la mémoire nationale, en 1997, procède aussi de cette relecture d’un conflit où les privations de toutes sortes imposées aux soldats expliquent, pour une très grande part, leur rébellion.

La vision glorieuse de la victoire du 11 novembre cède aussi le pas à une constante réinterrogation sur la conduite des états-majors : la multiplication des assauts inutiles (tel celui du Chemin des Dames, en 1917) et tout ce qu’on sait, maintenant, des exécutions de soldats, dès le début du conflit, tels qu’elles ont été recensées par le général Bach, ancien directeur des archives de Vincennes : des mé-thodes brutales liées à la brutalisation de la guerre elle-même. Car la guerre de 14 marque la fin d’une civilisation, comme le relève le grand historien Hobsbawn. Elle préfigure la barbarie du XXe siècle en Europe : le goulag, la shoah. Mais aussi les blindés de Guderian, la guerre aérienne, les V2 et l’holocauste d’Hiroshima.

Une avalanche de livres

Sous l’avalanche de livres parus cet automne à propos de la Grande Guerre, on retiendra quelques titres. En tête, les Carnets de guerre 1914- 1918 d’Édouard Coeurdevey. Ce jeune instituteur de Baume-les- Dames, « embusqué » malgré lui, devra attendre 1917 pour pouvoir se battre en première ligne. Mais cette longue attente, dans une relative sécurité, va permettre à cet homme intelligent de noter ce qui se passe dans les arrière-cuisines de la guerre. Il poursuivra, au front. Sensible, chrétien engagé, il supporte mal le spectacle qu’il a sous les yeux : la ribote quotidienne des troufions, leurs aventures sexuelles, leur grossièreté ; les profiteurs de la guerre ; la morgue des officiers : « Ils sont là, tapant sur leurs guêtres avec la badine, courbant le râble sanglé dans la belle tenue bleu clair. Ils racontent des riens, des histoires de femmes ou de bombe crapuleuse (…), frelons bourdonnants et dorés, parasites, écornifleurs, nourris grassement pour laisser faire le travail aux sous-ordres. » Coeur-devey se scandalise aussi de la désorganisation de l’armée, si visible à l’arrière, et ne peut s’empêcher de la comparer aux méthodes des Allemands, dont il sait la supériorité. Grand lecteur de la presse, il jette un regard lucide sur les errements des stratèges et le bourrage de crâne quotidien.

Ces carnets – un manuscrit de mille pages – ont une réelle ambition littéraire. Elle se lit à son attention à la nature, à ses poèmes à la Péguy, mais encore à la façon dont il évoque les tourments d’une sensualité qui obsède le croyant qu’il est. Étrange ment, c’est à la langue allemande que ce Français confie, au fil des pages, ses réflexions les plus personnelles : fiancé avant guerre à une Autrichienne, l’approche du conflit a décidé de leur rupture… Cet imposant volume, qui se lit sans ennui, a la force bouleversante de l’immédiat et de l’intime.

Être médecin au front – et Louis Maufrais les a tous connus, les fronts : l’Argonne, la Champagne, Verdun, la Somme, à nouveau Verdun – c’est connaître la proximité physique. Celle des corps mutilés, défigurés, abîmés pour toujours par la mitraille. En laissant notes, photos et souvenirs à ses héritiers, ce médecin breton nous confronte à la réalité du terrain : celle de ces postes de fortune, bancals et sous-équipés, où les brancardiers amènent des blessés que l’improvisation du jour parvient parfois à sauver, miraculeusement. Mais qu’impuissant, Maufrais se résigne, si souvent, à renvoyer plus loin ou à laisser mourir. Dans cette « odeur de sang et de merde », un jeune soldat lui apporte un jour la main coupée d’un Allemand, encore porteuse d’une chevalière. Ou ce sont ces fouilles macabres, après bombardements, où l’on cherche en hâte, dans les gravats et la terre remuée, quelques restes souvent méconnaissables des camarades de l’instant d’avant. Récit « hallucinant » (Max Gallo), au ton imperturbablement sobre, J’étais médecin dans les tranchées est pourtant traversé par la chaleur humaine de cet homme qui n’a quasiment pas quitté l’enfer des premières lignes pendant cinq ans.Sans opinion politique, il se montre attentif à l’amitié de ses compagnons de combat, sans pitié pour la bouffonnerie de ces officiers qui paradent, indignés de la violence de commande : tirer sur les fuyards, « nettoyer » les tranchées.

Guerre européenne, au centre de laquelle figure le face-à-face francoallemand, 14-18 fait l’objet d’un très intéressant exercice. Deux universitaires, l’un français, Jean-Jacques Becker (Paris), l’autre allemand, Gerd Krumreich (Düsseldorf) reviennent ensemble sur l’événement, chacun avec son regard et sa culture. Cet examen en miroir confronte ce que chacun sait de la crise de l’été 1914, de la mobilisation des opinions, de l’évolution des mentalités, de la vie sur le(s) front(s), des tentatives de paix ou de l’accueil de l’armistice, des deux côtés du Rhin. Passionnant.
On saura gré à l’excellent historien qu’est Michel Winock d’évoquer, dans un langage simple, ce que fut le conflit. Le très beau volume qu’il publie aux éditions Perrin marie la conduite du récit à une iconographie très originale et surtout à des cartes des différents fronts, fort bien réalisées.

Last but not least : le dernier poilu, Lazare Ponticelli, raconte l’itinéraire romanesque du petit Piémontais qui, en 1907, à l’âge de neuf ans, quitte sa campagne et ses chèvres pour gagner Paris, tout seul, en train ! Une vie de légende, d’un homme qui s’est fait tout seul. Volontaire de la brigade Garibaldi en trichant sur son âge, il fera la Grande Guerre sur le front français jusqu’à l’entrée en guerre de l’Italie. Petit ramoneur devenu industriel respecté, il est mort le 12 mars 2008, à 110 ans. Le dernier poilu français était donc un Italien.

  • Édouard Coeurdevey, Carnets de guerre 1914-1918. Un témoin lucide, Plon, collection Terre Humaine, 879 p.
  • Louis Maufrais, J’étais médecin dans les tranchées, Laffont, 325 p.
  • Jean-Jacques Becker et Gerd Krumrech, La Grande Guerre – Une histoire franco-allemande, Tallandier, 308p.
  • Michel Winock, 1914-1918, Perrin, 161 p.
  • Véronique Fourcade, Le dernier poilu, Lazare Ponticelli, Stock, 231 p.

Antoine Bosshard

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Une Réponse »

  1. Merci pour cette recension juste et efficace des Carnets d’Edouard Coeurdevey.

    Pour info et plus, vous proposer de suivre le lien ci-dessous:
    http://www.remycoeurdevey.fr/transit/carnets.htm

    Bonne continuation, et que vive Vézelay…