Les deux morts du cavalier Papillon
Par Les Amis de Vézelay • 13 déc, 2008 • Catégorie: Bulletin n°65, HistoireC’est une bien curieuse découverte que vient de faire l’historien Guy Le Comte, à l’occasion d’une visite à l’Historial de la Grande Guerre de Péronne : enfant de Vézelay, le cavalier Joseph Papillon serait mort deux fois, et sous deux noms différents…
Louis Joseph Papillon, Louis pour l’administration, Joseph pour sa famille et ses amis, est né à Vézelay, dans l’Yonne, le 21 juin 1891, deuxième enfant et le deuxième fils d’un autre Louis Joseph Papillon, agriculteur et cantonnier à Vézelay, que tout le monde appelait Léon, et d’Émelie Marie Gauthé. Joseph fut élevé au sein d’une nombreuse fratrie qu’il appelle lui-même la meute. Il était proche par l’âge de son aîné Marcel et de sa soeur Marthe. Ses petits frères, Lucien, Charles et Léon étaient, sans doute, plus loin de lui.
Après l’école, Joseph effectue un apprentissage de sellier et occupera six emplois avant son recrutement. Le lien avec les parents se rompt en 1911. Le conseil de révision d’Auxerre l’attribue à la cavalerie. Le sellier Papillon rejoint le 13e régiment de dragons, à Melun où nous le retrouvons en juillet 1914. Il attend la « quille » (la sortie de prison en argot) qui lui a été refusée l’année précédente. Le 30 il écrit à ses parents : « … Nous quittons le camp de Châlons le 12 pour Amiens, ensuite la colonne embarque à Perronne [Péronne] le 20 et le convoi revient par étapes. Je ne sais pas quel jour nous serons libérer ¹».
Il ne sera pas libéré. C’est la guerre ! Le 13 août il tranquillise déjà ses parents inquiets : « …J’ai reçu votre lettre hier soir… Dans les pays ou nous passons, c’est désert, il ne reste plus que les femmes et les enfants. Si le temps continue, nous serons très bien…» Le 16 août, de Paris, sa soeur Marthe précise : « J’ai su il y a quelques jours que les dragons de Melun étaient à 40 km de Metz… Je le sais de main sur. C’est la caissière qui m’a dit que le commandant Grandjean lui avait écrit. » Le hasard fait parfois bien les choses, Mlle Gabrielle², la caissière du magasin des Fontana, les patrons de Marthe est une amie du commandant de Joseph !
Joseph Papillon est moins à plaindre que beaucoup de ses camarades. C’est ce qu’il explique à ses parents le 26 novembre : « Pour le moment, je ne suis pas en danger. Je ne suis jamais aller au feu. Comme ouvrier, je suis au convoi… Pendant que les copains combattent, je vais leur chercher à manger. »
L’hiver qui s’installe est néanmoins un hiver de souffrance et de privations. Joseph tient péniblement le coup. Il écrit le 13 décembre : « Je suis en Belgique. et je t’assures qu’il n’y fait pas bon. Les tranchées sont pleines d’eau, les routes impraticables, tellement elles sont détrempées par la pluie. À chaque instant, les fourgons restent en panne. Ce n’est pas la vie…»
Il se plaint si peu que ses destinataires ont l’impression qu’il se la coule douce ! Marcel, son aîné, déjà au front, ne le compte pas parmi les combattants de la famille³. Le 1er juillet 1915, l’ouvrier Joseph qui se mue peu à peu en soldat et a fait jusqu’alors la guerre à ses frais parle d’argent pour la première fois : « … Jusqu’à maintenant, j’ai vécu de mon travail ; mais aujourd’hui je suis en morte-saison et les fonds sont en baisse. Un peu d’argent ne me ferait pas de mal… » Le 6 juillet, il revient sur le sujet. Il a besoin d’argent pour venir à Vézelay en permission : « Chers Parents… Vous avez du voir sur les journaux que les militaires sur le front allait avoir une permission. Si vous voulez me voir, envoyez-moi de l’argent le plus tôt possible en mandat-carte… »
Le geste de ses parents le déçoit. Le doux Joseph, le fils toujours satisfait de son sort, le doux Joseph explose. Sa colère ne vise pas ses parents seulement mais le monde entier : « …J’ai reçu votre lettre ainsi que le mandat. Je vous remercie beaucoup. Si j’avais été un peu plus riche, je vous aurai envoyé 6 francs. Pour une fois que je demande quelque chose, on m’envoie presque promener. Ce n’était pas la peine de m’en offrir ! Si je dois aller en permission pour manger du singe durant mes deux jours de voyage, ce n’est pas la peine. La permission, je m’en fout. Pour moi, c’est plutôt une corvée. Si je le fais c’est pour vous. »
Les parents, finalement, feront ce qu’il faut, et c’est un Joseph apaisé qui écrit le 16 juillet : « J’ai reçu vos deux lettres et aujourd’hui, je viens de recevoir le deuxième mandat. Comme cela, c’est très bien… »
Le 15 septembre, après sa brève permission, il donne de ses nouvelles : « J’ai reçu votre lettre du 12 hier. Sans doute que l’encre à augmenter, parce qu’il n’y en a pas long. Vous devez savoir que j’ai changé de pays… ». Les événementsse précipitent, les contrordres se succèdent,Joseph souffle le chaud et le froid, le 23 septembre il annonce : « …C’est ennuyeux que vous n’avez pas de nouvelles de Lucien… Je crois que notre bon temps est passé. Notre tour de marcher arrive, nous sommes près du front… »
Le 3 octobre, il rassure – Lucien est réchappé par miracle d’un bombardement : « Ce pauvre Lucien n’a pas eu de veine, mais dans son malheur, il a eu de la chance de s’en tirer comme ça. Il y en a beaucoup qui sont estropiés. Pour nous, la guerre est finie. Nous sommes revenus à l’arrière pour quelques jours… » Le 4, hélas, toutest changé : « …Je suis toujours en bonne santé, nous partons à la guerre demain… »
Ce ne sera pas pour cette fois, mais le 20 octobre Joseph donne une dernière fois de ses nouvelles à ses parents : « … Ça me surprend que vous recevez rien de moi. Je vous ai écrit il y a 5 jours… On parle beaucoup de prendre les tranchées. » Deux jours plus tard il s’épanche avec Lucien mais n’écrit pas un mot de trop : « J’ai reçu ta lettre hier. Puisque ta blessure va bien, c’est le principal. Mais le meilleur sera la permission. Dans ton malheur, tu as eu de la veine. J’ai entendu dire que le 13e corps partait en Serbie. Aujourd’hui, je pars pour le front pour prendre les tranchées et cette fois, ça ne va pas mieux tout le monde les prend. Pour le premier coup, ça me semblera drôle… »
« Ca me semblera drôle… » : le destin de Joseph s’est joué le 27 octobre. Ce jour-là, l’armée allemande déverse 120 tonnes d’un mélange de chlore et de phosgène sur les tranchées françaises entre Marquise et Prosne. À Vézelay, maman Papillon s’inquiète bientôt : « Voilà 11 jours que l’on n’a pas reçu de tes nouvelles… » Une semaine passe, sans lettre, avant que Marthe, par son réseau, ne découvre une vérité qu’elle se refuse encore à croire : « … Mlle Gabrielle… m’a dit que l’ancien commandant de Joseph… lui a dit qu’il avait su par des officiers… que la moitié du régiment qui a pris place aux tranchées a été très éprouvé par les gaz asphyxiants…» Marthe se démène, elle écrit à ses parents le 19 novembre (près de trois semaines avant l’attaque aux gaz) : « …Je suis comme vous je me tourmente, il faut espérer. La caissière a déjà écrit au commandant et dimanche Hortensea écrit au Capitaine en mon nom. J’attends une réponse tous les jours… »
La réponse arrive peu après : « …Votre frère était aux tranchées le 27 octobre et se trouvant incommodé par les gaz asphyxiants, il s’est rendu au poste de secours et a été ensuite évacué sur une ambulance. Je suis sans nouvelles de lui depuis cette date… » Marthe attend maintenant des nouvelles qu’elle espère bonnes, puisque Joseph a gagné le poste de secours par ses propres moyens. La réalité est hélas bien différente. Une centaine d’hommes ont été mis hors de combat le 27 octobre. Le 6 novembre, un premier état des pertes est dressé et une liste nominative de 41 militaires décédés est transmise au ministère de la Guerre. L’autorité militaire écrit au maire de Vézelay : « …J’ai l’honneur de vous informer que je viens d’être avisé officiellement par le ministère de la Guerre que le cavalier Papillon Louis Joseph… est décédé le 6 novembre 1915, des suites de blessures reçues sur le champ de bataille à l’ambulance 2/60 à Mourmelon-le-Petit (Marne)… Je vous prie de vouloir bien, avec tous les ménagements nécessaires, aviser la famille du cavalier Papillon du décès de celui-ci, domicilié en votre commune, mort pour la France. » L’histoire du cavalier Papillon devrait s’arrêter là, mais son père a, dès le 21, écrit aux différents chefs d’ambulance. Leurs réponses lui parviennent après l’annonce du décès de son fils. Le 23 novembre, Le médecin principal Joly se manifeste : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que le soldat Papillon Joseph est inconnu à l’hôpital militaire… » Le 25, c’est le chef du poste de secours qui précise : « …En réponse à votre lettre du 21 nov., j’ai ’honneur de vous faire connaître que le cavalier Papillon Joseph, du 13e dragons…, passé à mon ambulance, a été évacué le jour même sur ambulance 2/60 à Mourmelon-le-Petit… » Le médecin-major Artigue, responsable de cette ambulance répond le premier décembre : «…En réponse à votre lettre du 27 novembre, j’ai l’honneur de vous rendre compte que votre fils Papillon Louis,… est entré à l’ambulance le 27 [octobre] dans la soirée pour intoxication par les gaz asphyxiants, et malgré tous les soins dévoués qui lui furent prodigués, il succomba quelques heures après dans la journée du 28 [octobre]. L’état d’asphyxie dans lequel il se trouvait ne lui permettait pas de parler… »
Le cavalier Papillon est donc mort à deux fois, sous deux noms ! La version du médecin-major Artigue est évidemment la bonne.
Il est plus compliqué de retracer le cours des événements qui ont précédé sa mort. Le journal de marche du 13e dragon présente l’affaire ainsi :« Dans la nuit du 26 au 27, les éléments aux tranchées sont avertis que 1’ennemi va faire usage des gaz asphyxiants. Toutes les mesures de protection sont ordonnées ; mise des masques et tampons, allumage de feux, etc. Le renseignement ne se confirmant pas, les hommes qui ne sont pas de service sont alors autorisés à se coucher ; ce n’est que dans la matinée qu’une nappe de gaz arrive sur les tranchées et les abris ; de nombreux officiers et hommes de troupe sont intoxiqués ; de nombreux cas d’asphyxie complète se produisent ; on a à déplorer des morts et des évacuations en grande quantité.»
Cette version officielle des faits est contredite par un tableau réalisé par l’un des survivants du gazage, le cavalier Amiot (voir page précédente). La notice qu’il a calligraphiée en haut de son oeuvre est très précise : « Souvenir de mes 21 ans, de retour au Bois Sabot. Le 27 octobre 1915 le 13e dragon relève les vieux fantassins à la ferme des Marquises, en Champagne, à 4 heures du matin sans aucune consigne du secteur. Le vent étant Nord les Bobosses avaient hâte de partir. Nous avons donc pris toute la sauce. Toute la première a été gazée… Pendant que la 2e ligne prenait position en première ligne nousavons été pour ceux qui étaientencore vivants conduits au poste de secours dans un abri très profond, couché sur la terre jusqu’à la nuit et évacués en pleine nuit à Mourmelonle- Petit à travers champs dans les chariots du train. Par les secoussesdues au terrain calcaire, les camarades les plus touchés ne pouvaient retenir leurs râles et plaintes. Dès notre arrivée nous sommes montés au premier étage dans une salle aménagée en dortoir. Les soins consistaient à boire de l’eau et fumer des cigarettes pour ceux qui le pouvaient. Beaucoup de camarades sont morts dans d’horribles souffrances avant notre évacuation à Chalon sur Saône le 29 octobre 1915…»
Les légendes du tableau nous révèlent quelques éléments supplé-mentaires : l’emplacement des cagnas, celui du poste de secours et celui de l’abri profond dans lequel les blessés ont été déposés. C’est vers 20 heures qu’ils ont été évacués en charrette sur Mourmelonle- Petit. Joseph est l’un des camarades qu’Amiot a entendu râler de douleur à chaque cahot des véhicules. Il est donc mort dans le dortoir de l’infirmerie après d’atroces souffrances. Dire qu’il a été malchanceux relève de l’euphémisme. Il a été gazé quelques heures après sa première montée en ligne ! Sa famille ignorera toujours les circonstances exactes de son décès. Elle fait son deuil. La vie continue, Marthe se marie, ses frères reviennent de la guerre. Lucien deviendra maçon à Vézelay.
Bien des années plus tard il nommera un de ses fils Joseph, preuve unique et tardive que, jadis, en 1915, alors qu’il soignait une bonne blessure, la mort de son frère avait « fait drôle » à Lucien.
1 Marthe, Joseph, Lucien, Marcel Papillon Si je reviens comme je l’espère, lettres du front et de l’arrière 1914-1918, recueillies par Madeleine et Antoine Bosshard, postface et notes de Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset 2003, Perrin 2005. Toutes les citations sans références sont tirées de cet ouvrage.
2 Mlle Gabrielle Gahult, la caissière, sera la principale source de renseignement de Marthe Papillon.
3 Olivier Lepick, La Grande Guerre chimique 1914-1918, Histoires PUF, 1998 pp.139 et 140.
4 Encyclopédie de la Grande Guerre 1914- 1918, p. VII du cahier de documentation no 2. Le tableau se trouve à l’historial de Péronne
Guy le Comte, historien président de la Société genevoise d’histoire.